ECLIPSE

TOME 1 : EVEIL


PROLOGUE

Sa voix grave et son œil couleur sang me pénétraient au plus profond de mon âme. La peur de perdre ma famille m’empêchait de réfléchir. Jamais je n’aurais pu penser qu’un jour, je me retrouverais dans cette situation entre la vie ou la mort. Le mal était bien en face de moi, j’étais la seule à séparer cet individu démoniaque de la mort de ma famille. Mais comment pouvais-je faire pour le stopper ?

Sa puissance était inhumaine, je me sentais comme un insecte pris dans sa toile. Son sourire machiavélique me tétanisait entièrement. Il savait qu’il me dominait, et il en jouait. D’un coup, il me priva de tous mes sens, je fus incapable de réagir. J’ai pu juste laisser passer cette scène d’horreur. Un bruit atroce a retenti, ensuite du sang a coulé le long du sol. Le pire de mes cauchemars venait de se produire. Je ne pourrais plus jamais vivre de la même façon.

1. LE DÉPART

Salut, je m’appelle Amy, j’ai seize ans, je vis en ce moment dans le sud de la France dans une ville qui se nomme Avignon. Évidemment, on fait le lien avec le soleil et les cigales, c’est exactement ça, sauf qu’on oublie souvent le mistral. Bien entendu, il souffle surtout en automne et en hiver. Ça serait faramineux s’il y en avait autant en plein été. On est au mois de juin, la chaleur est telle qu’on croirait vivre dans un fourneau, étouffante et lourde. Personnellement, je préfère l’hiver, surtout depuis que j’ai mis les pieds dans cette région. Je me suis toujours sentie beaucoup mieux dans des endroits avec des climats moins déroutants et avec beaucoup plus de végétation. C’est une jolie ville et très touristique ; si tu as le malheur de te perdre, tu as très peu de chances de tomber sur un habitant d’Avignon, donc c’est préférable d’avoir toujours un GPS – comme moi, j’ai dû faire au tout début.

Je suis originaire de Las Vegas, je n’y ai vécu que quelques mois, je n’en ai aucun souvenir. Je déménage souvent, un peu partout dans le monde ; à première vue ça a l’air fabuleux, sensationnel, même merveilleux, mais ce n’est pas le cas, pour moi c’est oppressant, éprouvant et bouleversant. C’est sûr, j’ai une chance incroyable d’avoir pu visiter autant de pays, toutefois, imaginez juste un instant le tourment entre les cultures, les langues et surtout, la solitude. Ce n’est pas juste partir en voyage ou à l’aventure, c’est s’installer tout en sachant que c’est juste pour un bref moment de sa vie. Puis, le plus déconcertant, je ne choisis aucunement mes destinations, on me traîne de droite à gauche sans que je puisse donner le moindre avis.

Là, je fais ma dernière année dans mon collège et je pars vivre au Japon. Par conséquent, je commence le lycée dans un pays que je ne connais nullement et j’en ai pris connaissance il n’y a pas plus d’une semaine. Ce n’est pas comme si je pouvais m’organiser et me renseigner sur cette nouvelle destination; comme il dit mon père : « on apprend mieux sur le tas ». Ce dicton, je l’entends depuis mon enfance, même s’il n’est pas tout à fait faux, je maudis la personne qui l’a inventé. Quand j’étais plus jeune, mon père arrivait à me transmettre son enthousiasme à chaque déménagement. Par contre, arrivée à mes douze ans, l’euphorie s’est modifiée en lassitude harassante. Je vis seule avec mon père, ce n’est pas évident tous les jours – je suis enfant unique, ce qui amplifie ma déréliction. J’admets qu’à certains moments de ma vie, j’aurais apprécié une sœur pour avoir la chance et l’opportunité de me confier.

Ma mère, quant à elle, a disparu de façon mystérieuse. Elle s’appelle Luna, elle est vétérinaire ; je parle d’elle au présent parce que je suis persuadée qu’elle est toujours vivante, tant qu’on ne me prouvera pas le contraire. Tout ce que je sais, enfin, plutôt ce dont on m’a informée, c’est qu’elle était partie pour soigner un loup qui avait été blessé par des braconniers, on ne l’a jamais revue et jamais retrouvé son corps.

Je me souviens de ce soir-là, elle me racontait pour la énième fois une histoire avec les loups, que j’adorai. Cela parlait d’une meute qui ne s’accordait plus pour cause de trahison, du coup une petite partie s’était enfuie, chacun de leur côté. Malheureusement, je ne connais pas la fin, ou peut-être que c’est ma mémoire qui me fait défaut. Mais ce soir-là, je voyais que c’était différent, je ne pourrais l’expliquer, mais j’avais l’intuition qu’elle me disait adieu. J’ai essayé de le confier à mon père, mais il me disait que je n’avais que six ans, de ce fait, je me suis imaginé ces souvenirs et qu’il ne voulait plus m’entendre fabuler. C’est alors que notre entente a commencé à se dégrader; au fil des années, on a eu de plus en plus de mal à se comprendre et à communiquer.

Pour ma part, je lui en veux par rapport à son métier d’architecte; par sa faute, je ne peux pas et je ne veux plus me faire des amis. D’une certaine façon, je me suis créé une carapace, je suis devenue solitaire – on pourrait même dire insociable. Je ne m’attache à personne pour éviter la tristesse de la séparation. De son côté à lui, je pense que c’est à cause de la ressemblance physique avec ma mère, et aussi parce que je désire aller dans la même orientation qu’elle, il a du mal à le consentir.

Je souhaite passer mon bac S pour devenir vétérinaire. Bien entendu, j’adore les animaux, particulièrement les loups. Ma mère m’a transmis sa passion, et par-dessus tout, je garde à l’esprit de découvrir ce qui a pu lui arriver, je suis tenace je ne laisse jamais tomber sans explication. Il n’y a pas mieux, de commencer une enquête dans la spécialité où ma mère s’est évaporée.

Dernier jour de collège, je me lève avec difficulté. Je ne souhaitais pas y aller, seulement mon père ne me laissa pas le choix. Je ne le comprenais pas, étant donné que j’ai eu mon brevet avec mention très bien, j’espérais qu’il soit plus conciliant et qu’il m’extirperait de cette journée épouvantable, mais ce ne fut pas le cas. J’enfile mon survêtement puis un tee-shirt avec indolence, je me brosse les dents et je me fais une queue-de-cheval. Je n’ai jamais prêté attention à mon look, ce ne sera surtout pas aujourd’hui que je m’y attarderai. J’ai les cheveux longs, il m’arrive presque en bas du dos, ils sont fins, raides et bruns. Je me regarde dans le miroir, en plus d’avoir mon teint pâle habituel, j’ai d’énormes cernes sous mes yeux, je ne prends même pas la peine de les dissimuler.

Je me traîne jusqu’à la cuisine et prends un jus de fruit pour le chemin, je suis beaucoup trop écœurée pour arriver à prendre un vrai petit-déjeuner.

À peine après avoir mis un pied dehors, la chaleur m’assomme d’un coup. Tout en marchant, j’écarte les bras pour sentir un semblant de brise, ce qui est en fait juste l’air que je déplace en avançant.

Arrivée au collège, je vois tout le monde se serrer dans les bras avec des sourires et des éclats de rire, ce qui me rappelle continuellement le goût amer de cette journée qui risque d’être très longue pour moi. Les profs ont organisé un goûter; quant au principal, il nous a préparé un discours en introduisant une leçon de moral. Pendant qu’il lit son interminable speech, j’observe les élèves tout autour de moi. Aucun d’eux ne l’écoute, ils sont plus concentrés à s’échanger les derniers numéros ou adresses. La journée touche à sa fin et mon enfer aussi. Je suis restée à l’écart à les épier en me disant qu’ils avaient beaucoup de chance. Aucun d’eux ne se doute que je pars vivre au Japon, et de toute façon, je ne sais même pas si un jour, ils m’avaient remarquée. En fait si, une fois, quand je suis tombée maladroitement dans les escaliers, ils ont tous ricané en chœur. C’était l’unique fois où j’avais été visible à leurs yeux. Après tout, je faisais en sorte de passer inaperçue. Il y a trois ans, quand je venais d’arriver, des camarades avaient tenté de me parler. Je leur avais répondu vaguement avec désinvolture, cela m’avait porté préjudice avec les autres collégiens, pendant toutes ces années durant. À tel point qu’ils ne se donnaient même pas la peine de m’importuner. Je peux dire pour ma défense, que je passais par un moment difficile de ma vie, qu’on appelle « l’adolescence ».

Enfin, je sors du collège, je ne pouvais plus supporter toutes leurs étreintes, d’autant plus que la plupart s’embrassaient, mais se sont critiqués toute l’année, cela me répugnait.

J’arrive chez moi, il ne reste presque plus rien. Toutes nos affaires personnelles sont sur la route du Japon et tout le reste vendu ou jeté ; on n’a pas beaucoup d’attaches sur les objets à force, on s’y est habitué. J’avoue qu’au début, c’était assez déprimant. Heureusement, pour moi, je ne suis pas matérialiste et la seule attache que j’ai, c’est mon album photos avec des vieux souvenirs qui dataient de ma mère. Les seules photographies qui me rappellent incontestablement, le bonheur familial que j’ai perdu.

D’un coup, mon père me sort de mes pensées et me dit:

— Amy, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer!

D’une voix décidée et rieuse.

— Ah, vas-y, je t’écoute.

Avec méfiance, car je sais que les bonnes nouvelles pour lui, ne le sont pas forcément pour moi.

— C’est la dernière fois que nous déménageons, on reste vivre au Japon, ils m’ont proposé un contrat que je ne peux pas refuser.

Son timbre de voix monte de plus en plus dans les aigus.

— Super, et évidemment, je n’ai pas mon mot à dire, réponds-je avec arrogance.

Mon père commence à froncer les sourcils.

— Mais tu n’es jamais contente, Amy! À ce que je sache, tu en avais marre de déménager tout le temps. Je me suis démené comme un dingue pour trouver un équilibre, afin que tu puisses te construire un avenir et que tu deviennes plus sociable…

— Mais de quoi tu te mêles, je ne t’ai rien demandé ! Je n’ai aucun problème avec ma sociabilité et tu ne peux pas savoir ce que je ressens, tu n’es jamais là.

Le souci, c’est que je ne sais pas du tout mentir et mon père le sait très bien.

Il devient rouge de colère.

— Bon, écoute, ça suffit! C’est comme ça et c’est tout! Je croyais que tu appréciais le Japon, je pensais te faire plaisir, mais tu deviens une personne insatisfaite. Il n’y a plus rien qui te donne envie, on le voit juste à ton apparence, un vrai garçon manqué. J’espère que là-bas, tu t’amélioras, et de toute façon, tu n’auras pas le choix, c’est le code vestimentaire obligatoire, tu ressembleras un peu plus à une jeune fille. Puis mince, Amy, rapproche-toi des gens, arrête de t’exclure, tu en deviens casanière, même moi tu me repousses.

— Quoi!!! Il manquait plus que ça!

Je suis hors de moi.

— Peut-être que le Japon me plaît, mais est-ce qu’une seule fois tu t’es réellement interrogé sur mon bien-être intérieur ?

Puis je me pose sérieusement la question, c’est lequel qui éconduit l’autre, entre nous ?

Je remarque que je l’ai touché, il baisse les yeux, déconcerté de ce qu’il vient d’entendre. Il respire un bon coup et sa fureur remonte en lui.

— Amy…

— Je vais dans ma chambre, enfin, ce qu’il en reste.

Il ne rajoute rien, résigné, les mains posées sur ses hanches. Je pars à toute vitesse, claque la porte et laisse les larmes me submerger. Il n’y a plus grand-chose dans ma chambre, juste les meubles qu’on laissera, ce qui me déchire en accentuant plus mon mal-être. Les mots de mon père font encore écho. Comment pouvait-il me dire de telles paroles ? Je ne peux plus supporter ces conflits. L’incompréhension qui s’est immiscée entre nous devient insurmontable. Je prends mon album photos dans mon seul sac que j’avais mis de côté pour le trajet. Dedans, j’ai, en plus mon mp4, une tablette, un change et mon chargeur de téléphone. Je m’allonge sur le ventre et explore mes photos, le seul recueil qui m’extériorise de tous les méfaits de la vie.

Je suis bien restée deux heures, le temps de me calmer. Mon père me laissait toujours tranquille dans ces moments, il savait que ça ne servirait à rien de me parler.

À l’heure du dîner, mon estomac me rappelle à l’ordre, je sens de ma chambre l’odeur de la pizza. Enfin décidée à sortir, je vois mon père seul sur la petite table de la cuisine qui ingère une part; je le rejoins dans un silence gêné. Je me sers aussi.Les seuls sons qui brisent ce malaise sont nos mastications et le tic-tac de sa montre ; je fixe mon verre tout du long du repas. Il se lève et part se coucher sans dire un mot. Je souffle pour expulser le sentiment d’étouffement que j’ai ressenti en moi tout du long du repas. Je débarrasse et mets le reste de la pizza dans le frigo, je n’ai pas de problème de place, j’aurais pu même la mettre avec son carton. En me brossant les dents, la fatigue me tombe dessus subitement. Je me couche tout de suite en me remémorant le cours de la journée, qui est resté sur la même constante, c’est-à-dire exécrable et pénible. Mon sommeil est très agité, entre la chaleur et l’irritation de la veille.

Mon réveil sonne à quatre heures du matin, je croise mon père en préparant nos dernières affaires, mais aucun de nous deux ne desserre les dents. Nous prenons notre petit-déjeuner dans la hâte de cette course folle.

C’est l’heure du grand départ, direction l’aéroport de Marseille, une heure trente de taxi. J’enfonce mes écouteurs tout le long de l’autoroute. Mon père, quant à lui, il est resté plongé sur sa tablette.

Nous arrivons à sept heures, nous faisons la queue pour enregistrer nos billets et nos valises – notre vol décolle à huit heures.

C’est parti pour des heures et des heures interminables jusqu’au Japon; mon père et moi ne décrochons pas un mot de tout le vol, toujours en colère l’un comme l’autre, au moins on peut dire que je tiens de lui au niveau de ça.

Heureusement, on est en première classe, au niveau confort il n’y a pas photo, des larges sièges noirs en cuir qui se déplient pour dormir, on a chacun notre écran avec plusieurs films différents, des petites lumières suffisantes pour éclairer la personne intéressée et de ne pas déranger les autres, c’est très design. J’essaie de me divertir tout du long, j’écoute la musique sur mon mp4, je lis des articles de presse sur ma tablette, je regarde un film que je suis par petits morceaux, je m’endors devant, je finis par l’interrompre.

Les hôtesses n’ont pas arrêté de faire des va-et-vient pour parler à mon père, pour savoir s’il avait besoin de quelque chose, un café, à manger, et j’en passe. C’est vrai qu’on ne peut pas le nier, il a une certaine élégance, il fait environ dans les, un mètre quatre-vingt, assez mince, blond avec des yeux bleu azur et un teint chaud. Il s’habille toujours en costume dû à son travail, néanmoins ça lui va très bien. Je n’ai rien hérité de mon père, nous n’avons aucun point en commun physiquement.

Après les douze heures de vol, nous arrivons enfin à l’aéroport Nagoya, nous passons dans un grand couloir avec un carrelage bleu allant jusqu’au mur. Je suis mon père de très près, nous prenons tout de suite à droite pour récupérer nos bagages. On passe entre deux rangées de chaise métallique et on poursuit jusqu’à ce qu’on arrive devant une hôtesse. Derrière son comptoir, elle nous tend la main, nous lui donnons notre bon; avec un grand sourire très aimable, elle dit à mon père de patienter quelque instant. Je continue à examiner tout autour de moi, il y a beaucoup de personnes qui ont des masques, certains sont blancs et d’autres sont plutôt originaux et drôles. La propreté est impressionnante, elle me saute aux yeux tout de suite – le carrelage blanc brille tellement que je peux voir mon reflet flou à travers et de chaque côté une bande bleue verticale. Nous n’attendons pas longtemps avant que l’on nous restitue nos affaires, ensuite nous revenons sur nos pas. Mon père suit attentivement les panneaux, je remarque quelques plantes placées à certains endroits stratégiques, les murs autour de nous sont d’un gris foncé. Nous continuons droit devant; sur ma droite, il y a un magnifique dragon fait de LED bleu avec la bouche en rouge, il y a des photos juste en dessous et marqué en gros : bienvenue. Sans me rendre compte, j’ai ralenti mon allure pour l’admirer, mon père est déjà loin devant, j’ai dû faire des petites foulées pour réussir à le rattraper. Nous trouvons l’ascenseur et nous descendons au premier; quand les portes s’ouvrent, je continue mon inspection. Cette fois-ci, tout est blanc, le soleil se reflète sur le sol, ce qui me force à plisser des yeux. À un certain endroit, on peut voir du carrelage bleu océan ou marron. Je suis fascinée par la grandeur et l’architecture de cet aéroport, il y a des baies vitrées partout qui illuminent le grand espace. Étrangement, ça me fait penser légèrement à une clinique à cause de l’atmosphère qui me paraît assez froide. Nous arrivons enfin aux portes extérieures. L’air est plutôt doux et agréable, je suis ravie de pouvoir enfin sentir ce souffle sur ma peau. Un peu plus loin, je vois un jeune homme avec une pancarte marquée M. Gemelle, on se dirige vers lui. Il met nos bagages dans le coffre d’une voiture et donne la clef à mon père. C’est une cinq portes de marque japonaise. Elle est noire avec des jantes en forme d’étoile, nous montons dedans. L’intérieur est splendide. Les sièges sont en cuir marron, les vitesses sont sur le volant. Un écran sort au moment où mon père appuie sur un bouton. Il entre l’adresse, et on est reparti pour un tour.

Il est dix-sept heures au Japon, j’essaye de lire sur le GPS pour savoir combien de temps nous sépare de notre destination, mais n’osant pas trop me pencher, je n’y arrive pas. Mon père a l’air encore en colère ; ne voulant pas lui adresser la parole la première, je me résigne à attendre. Je suis très fière, comme ma mère, il ne supporte pas du tout ce défaut.

Nous roulons à gauche, ce qui ne me choque point, ce n’est pas le premier pays où je vais vivre dans lequel on conduit de cette manière. Cependant, je n’ai aucun sens d’orientation et cela me compliquera d’avantage. Je commence à ressentir le coup du décalage horaire, je sens mes membres inférieurs s’engourdir et une migraine s’accentuer. Je contemple le paysage pour éviter que mes petits maux ne deviennent une obsession, d’autant plus que je n’ai aucune idée de la durée de la route qu’il nous reste à faire. Nous avons passé une longue route entourée de la mer; j’ai compris, vu le monde, que ça devait être la seule route pour quitter l’aéroport. Nous traversons plusieurs villes pour ensuite, prendre l’autoroute Isewangan Expressay. Le paysage est intéressant, je peux voir un mélange de moderne et de traditionnel.

Quand on prend la direction de Shizuoka, le panorama change du tout au tout. La végétation est énormément plus dense, il y a du vert partout. Nous passons à plusieurs reprises de longs tunnels qui durent des kilomètres. Ce qui met ma claustrophobie à rude épreuve. À chaque entrée, je scrute indéfiniment la fin, tendue comme un arc, la main droite accrochée à la portière.

Le temps passe et le soleil descend à vue d’œil. Mes petites douleurs du début de notre itinéraire commencent à devenir insupportables ; je ferme les yeux en espérant atténuer le marteau-piqueur qui me martèle l’intérieur du crâne.

— On va s’arrêter dans un hôtel pour qu’on puisse passer la nuit.

J’entends enfin les mots dont je rêve désespérément. J’ai dû m’assoupir sans m’en rendre compte, je constate qu’il fait déjà nuit. En regardant mon père, je vois bien qu’il a les traits tirés et les yeux gonflés. Pour essayer d’être un peu aimable, je lui dis :

— Oui, tu as raison, j’ai besoin de dormir aussi, on est encore loin de la maison?

— Un peu, encore deux bonnes heures, mais je préfère m’arrêter, le voyage m’a épuisé.

— Ça me va.

Je lui fais un sourire pour essayer de jauger son humeur.

Il me le rend assez rapidement et retourne son regard sur la route. Mais à ce moment-là, ses traits du visage changent, ses yeux s’écarquillent, ses mains se serrent, tendues sur le volant, sa bouche ouverte en grand et il me crie :

— Non, accroche-toi!!!

Je tourne mon regard sur la route, j’aperçois une grosse forme sombre, mon cœur se met à s’emballer. En forçant un peu plus sur mes yeux, j’identifie enfin cette silhouette. Un énorme chien. Il ne bouge pas face aux phares, comme hypnotisé. Mon père donne un coup de volant pour essayer de l’éviter, je ferme les yeux, tout en espérant qu’il arrivera à le contourner. J’entends la carrosserie qui se tord, le choc m’écrase sur la ceinture, mon souffle se coupe, je comprends alors qu’on lui a tapé en plein dedans.

2. LA PREMIÈRE RENCONTRE

Quand je finis par rouvrir les yeux tout doucement, j’observe mon père, il ne dit rien. Les larmes aux yeux, je comprends tout de suite que la voiture n’a que des dégâts superficiels. Je tourne la tête par la fenêtre et à l’arrière, on est seul sur ce côté de la route, on avance au pas. Je hurle sur mon père.

— STOP ! Arrête la voiture, le chien, le chi-en.

Je n’arrive plus à articuler, les larmes me montent aux yeux.

— Écoute-moi, Amy. On ne peut rien faire pour lui, c’est trop dangereux. Les voitures roulent vite ici, on pourrait se faire écraser.

— Il n’y a personne pour l’instant, je t’en supplie, papa, arrête cette voiture, il a besoin de nous.

Je n’arrive pas à me calmer. Je pense à ce pauvre chien, j’en deviens presque hystérique.

Il commence à hurler lui aussi.

— Non, il doit être mort!

Il me regarde et voit mon visage estomaqué ; il baisse le ton et continue.

— Je suis désolé, ma chérie, mais c’est impossible.

En entendant ça, j’enlève la ceinture et ouvre la portière.

— Mais tu es folle !

À ces mots, il freine, je saute de la voiture. Bien qu’il soit pratiquement à l’arrêt, le choc me percute assez fort en me faisant légèrement rouler. Je me relève, il me faut quelques secondes pour que mon orientation se remette en ordre. Je me mets à courir en direction du chien sans examiner si je suis blessée, je n’ai pas le temps et je remarque en plus qu’il commence à pleuvoir.

— Il manquait plus que ça ! m’énervé-je.

Je n’arrête pas de courir, j’attends le moteur de la voiture qui fait marche arrière et qui se rapproche de moi. Les gouttes de pluie deviennent de plus en plus grosses, me fouettant le visage et m’empêchant de bien voir où je vais. Quelque chose me fait trébucher et tomber sur l’asphalte déjà inondé par la pluie. Je me relève, trempée jusqu’aux os. Enfin, je le vois, le chien à mes pieds, je me baisse et l’inspecte. Il est toujours vivant et il n’a pas l’air de souffrir, mais ne se relève pas pour autant, alors je reste à ses côtés. Lorsque j’attrape sa grosse tête entre mes mains, je sens un frisson me traverser tout le corps, je ne prête pas plus attention et pose sa tête sur mes cuisses. Mon père se gare sur le bas-côté. La pluie continue à s’accentuer, je l’aperçois avec difficulté. Il sort de la voiture en hurlant et en faisant des grands gestes, mais je n’entends rien, l’averse tombe trop forte. Le chien me jappe dessus comme pour essayer de susciter mon attention. Attirée par une étrange lumière qui se reflète sur le sol mouillé, ma tête se tourne instinctivement et je visualise des phares foncer droit sur nous. Vu la hauteur, je saisis que c’est un camion, il n’est même pas à cent mètres de nous et ne ralentit pas. Je comprends qu’il ne peut pas nous voir, compte tenu de ce déluge et de la nuit effroyablement noire. Je refais face à mon père, il veut nous rejoindre, mais il est impuissant de l’action qui va se produire. Je me serre contre le chien en mettant ma tête sur lui tout en fixant mon père qui secoue sa veste avec acharnement au-dessus de lui en espérant que le chauffeur finisse par nous voir, mais en vain. J’entends le monstre métallique continuer son allure. Je fais un sourire à mon père en espérant qu’il puisse le voir. Je ferme les yeux, résignée à mourir.

J’attends, j’attends et toujours rien. Je n’entends plus le bruit rugissant du camion, juste la pluie tomber en trombes sur moi. J’ouvre les yeux et observe tout autour de moi, je ne distingue plus les phares ni le bitume, il y a de la végétation de partout, je ne me trouve plus sur l’autoroute. J’avais bougé de place, mais je n’avais rien senti, juste une bourrasque ; comment suis-je arrivé ici ?

J’ai quitté le monde des vivants, mais je n’avais rien ressenti, est-ce que le vent glacial de tout à l’heure était la faucheuse qui m’extirpait de mon corps ?

Est-ce ça, le paradis ?

Je suis déconcertée, ahurie, mon regard se balade partout, affolé, en essayant de comprendre ce qui vient de se produire. C’est là que je remarque une paire de chaussures à côté de moi. En relevant mon regard petit à petit, je vois un pantalon couleur écrue, une chemise assez sombre. La pluie me brouille la vue au fur et à mesure que mes yeux s’élèvent, je distingue très mal la personne qui se trouve devant moi. Je dépose doucement la tête du chien par terre puis me relève pour mieux l’examiner et me sentir moins petite ; malgré ça, il me dépasse toujours au moins de deux têtes.

Il a des cheveux qui lui arrivent au niveau des oreilles, les yeux en amande, le teint de couleur beige assez mate. Ses habits lui collent à la peau, j’arrive à voir sa musculature dessinée dessous. Les gouttes d’eau coulent sur son visage et sur ses bras nus. Il est magnifique, il me dévisage aussi pendant un moment.

— Tu vas bien?

Sa voix douce et légère me prend au dépourvu.

— Je... je... je... bégayé-je. Très bien, merci, j’arrive enfin à décrocher.

Avec un sourire éblouissant, il continue :

— Je me présente, Glenn. Et toi ?

— Heu… Amy. Tu es un ange ?

Je ne sais plus quoi penser, je suis encore sous le choc. Il se met à rire doucement.

— Non du tout, tu es toujours vivante et il va bien, ne t’inquiète pas pour lui. En baissant le regard vers l’animal.

— Mais comment le sais-tu, et tu viens d’où comme ça ? Qui es-tu?

Tout en fixant autour de moi; il y a aucune maison, rien pour que des personnes puissent vivre par ici.

— Et comment on est arrivé ici ? C’est insensé, je me trouvais sur l’autoroute il y a quelques minutes.

Je le regarde tout affolée, il ne réagit pas, et en guise de réponse, il me fait un sourire. Surprise, je ne m’attendais pas à ce genre de réaction.

D’un coup, j’entends mon père m’appeler, je me retourne pour lui dire où je suis et que tout va bien, mais entre-temps, je perçois un léger murmure qui me semble me dire « à bientôt ». Quand je refais face à ce bel inconnu, il a complètement disparu. Je balaye tout l’entourage aussi loin que mes yeux me le permettent, mais aucun signe de lui.

Mon père continue intensivement ses appels, je le dirige avec ma voix. Au bout de quelques minutes, il arrive enfin à mes côtés.

— Tout va bien, tu n’as rien ? Mais par quel miracle tu t’es retrouvée ici ?

Il est autant effaré que moi, c’est la première fois que je le vois avec de telles expressions sur son visage. Il est essoufflé, a les poings fermés et ses pupilles vont et viennent dans tous les sens. Ses cheveux et ses vêtements coulés, on aurait dit qu’il avait plongé dans une piscine tout habillé, en me doutant que je devais faire le même effet.

— Oui, oui, ça va, je n’ai rien, enfin je crois et le chien a l’air d’aller bien aussi, il faudrait peut-être l’emmener au vétérinaire.

Bien entendu en faisant exprès de ne pas répondre à sa dernière question. Je me sens mal de lui expliquer qu’un jeune homme est venu à mon secours comme un chevalier servant. Qu’il m’avait transportée ici, je ne sais pas par quel miracle, et avais disparu la seconde suivante quand je me suis détournée de lui. Je préférais le garder pour moi, vaut mieux, il aurait cru que je m’étais cogné la tête et direction l’hôpital.

Mon père finit par observer le chien; je constate à son visage qu’il est encore sur le choc et cherche à comprendre comment j’ai fait pour me retrouver ici. Il regarde partout, perdu, il tremble et claque des dents. Je ne sais pas si c’est le froid ou le contrecoup qui le met dans cet état, ou bien un mélange des deux.

Le chien se met sur ses pattes de lui-même, ce qui nous fait sortir tous les deux de nos pensées. Nous reprenons le chemin de la voiture, j’ai les jambes qui ne me portent plus, je fais des efforts incroyables pour réussir à les suivre. J’ai dû m’accrocher deux ou trois fois les pieds, à la limite de tomber. Nous passons à côté d’une sorte de maison ou de débarras abandonné. Je vois enfin la voiture. Je me retourne pour vérifier à quel endroit je me tenais il y a cinq minutes auparavant. Je suis pétrifiée, comment j’ai pu me trouver aussi loin en une fraction de seconde? J’ai la sensation de devenir folle, je m’installe dans la voiture à l’arrière avec le chien. Mon père, une fois dedans, monte le chauffage au maximum, ce qui répond à ma question de tout à l’heure.

Nous sommes tous les deux silencieux. Il reprend la route tout de suite. Je regarde le chien, qui me fixe continuellement. Je tressaille de douleur, je regarde mes mains, j’ai des écorchures de partout. Je soulève mon survêtement et vois que mes genoux sont autant écorchés, mais rien de très grave, je le redescends aussitôt. Quand j’examine l’intérieur de la voiture, les sièges ont viré au marron foncé, les quantités d’eau qu’on a sur nous dégoulinent. Pauvre cuir, me dis-je, et je comprends qu’on pourra assurément dire adieu à la caution. Je m’avachis sur le siège en posant ma tête tout en scrutant le plafond jaunâtre.

J’essaye de recoller les morceaux pour trouver une explication sensée; n’y parvenant pas, j’abandonne – tout ce que j’arrive à faire, c’est à réveiller mon horrible migraine qui, à ma grande surprise, avait disparu. Je souffle un bon coup pour essayer de chasser les événements qui viennent de se produire.

— Papa, arrête-toi à la prochaine aire de repos, peut-être qu’on pourra nous aider.

Tout en relevant ma tête qui me paraît incroyablement lourde. Mon père me regarde dans le rétroviseur.

— Oui, c’est ce que j’allai faire.

Il fait une pause et reprend:

— Amy, comment t’es-tu retrouvée là-bas ?

Il parle avec lenteur comme s’il doit se concentrer pour arriver à sortir cette phrase.

— Je ne sais pas. Quand j’ai compris que je ne pourrai pas éviter le camion, j’ai fermé les yeux et je me suis retrouvée à cet endroit, je n’ai pas plus d’explications que toi.

Ses yeux se ferment quelques secondes puis il respire profondément.

— J’ai eu tellement peur, quand le camion est arrivé, je ne pouvais pas imaginer qu’il…

Il a du mal à prononcer l’impensable, il déglutit et continue.

— Mais à ce moment crucial, je n’ai rien entendu et le camion a continué sa route. C’est alors que j’ai compris que tu étais parvenu à t’éloigner. Je ne sais pas si c’est toi qui as réussi à faire une telle chose ou est-ce vraiment un miracle…

J’entends sa voix vibrer, il ne me regarde plus, je crois apercevoir une larme couler le long de sa joue droite, ou peut-être que ça vient de ses cheveux qui ruisselaient encore. Je ne l’ai jamais vu pleurer, pas même quand ma mère a disparu, il est toujours resté fort et impénétrable.

— Amy, ne me refais plus jamais une telle chose !

À ces mots, sa voix est devenue plus autoritaire et plus grave. J’en ai presque sursauté.

— Je suis désolée, mais je ne pouvais pas me résigner à laisser ce chien à moitié mort sur la route.

— Tu ressembles beaucoup à ta mère.

Ses paroles me frappent en plein cœur. Est-ce un compliment ? C’est rare qu’il me parle d’elle, tous les deux nous évitons le sujet, c’est presque devenu tabou.

— Aussi courageuse et têtue qu’elle.

J’ai cru entendre un petit rire étouffé.

Je fais une petite moue à mon père qui me regarde à ce moment.

— Le deuxième, je n’en suis pas si sûre, lui dis-je avec un ton malicieux.

— Je peux te garantir que tu es têtue comme un âne.

Cette fois-ci, j’entends bien pouffer discrètement.

— Oui, je reconnais, mais je ne suis pas sûre que ça vient du côté de maman.

On se met à s’esclaffer, ce qui nous détend un peu de ce qu’on vient de vivre ; il croise rapidement mon regard, je crois voir une légère tristesse.

Nous venons de passer au moins trois tunnels depuis qu’on a repris la route, ce qui, étrangement, me fait du bien de ne plus voir cette averse continuelle. Qui aurait cru ça un jour, je suis moi-même surprise. J’espère voir enfin un panneau indiquant l’aire de repos, ma patience arrive à bout.

Au bout de trente minutes, on finit par s’arrêter à l’aire de repos Fujieda, la fureur du temps commence enfin à se calmer, ce qui fait le bonheur de mon père qui a dû ressortir de la voiture. Il interpelle un groupe de personnes sortant d’un magasin, qui profitaient elles aussi du calme de cette averse. Mon père a la chance de parler japonais, il connaît la région. Il a passé une partie de son enfance ici et il ne m’a jamais caché qu’il souhaitait un jour y retourner vivre. Il m’a souvent raconté ses aventures d’enfance, qu’il avait vécues avec nostalgie. Ce qui a chatouillé ma curiosité de ce pays. On lui montre le restaurant du doigt, il part en toute hâte dans cette direction; au-dessus de la porte du restaurant, il y a des noren violets et des lampions blancs avec un écriteau japonais noir de chaque côté. Des bancs en bois se tiennent à différents endroits dans ce grand espace. C’est sûr qu’on ne se battrait pas pour avoir une place ici, me dis-je. Avec toujours cette propreté incroyable, il n’y a pas un déchet au sol.

Il ressort quelques minutes plus tard avec un homme qui ne lui dépasse pas l’épaule, vêtu d’un costume très élégant. Ils se dirigent à une cadence rapide vers la voiture, l’homme ouvre la portière et recule quand il voit le chien. Il nous regarde stupéfait et nous dit:

— Ce n’est pas un chien, mais un loup!

Mon père marque une pause, il me fixe, on a le même regard hébété, il se ressaisit:

— Vous ne pourriez pas l’ausculter, nous l’avons renversé ?

— À quel endroit ?

— Sur l’autoroute, à trente minutes environ d’ici.

Il nous scrute, abasourdi. Je suis toujours dans la voiture à observer le loup; ses pupilles vert bouteille sont fixes à mon encontre. Je n’en reviens pas que ni mon père ni moi n’avions compris qu’il s’agissait d’un loup. Surtout maintenant, cela s’éclaire bien à mes yeux; je mets la faute sur l’ébranlement de ces dernières heures.

Une frayeur me traverse l’esprit quelques secondes. Je suis assise à côté d’un fauve depuis plus d’une heure, or, il ne me paraît pas sauvage ni agressif, bien au contraire.

— Je reste sidéré de voir un loup ici, il a dû se sauver de contrebandier. Je vais chercher ma trousse médicale dans ma voiture, je reviens.

Mon père acquiesce en hochant la tête, il se fige en constatant le peu d’espace qu’il y a entre le loup et moi.

— Sors de la voiture, m’ordonne mon père.

— Je ne risque rien, s’il avait voulu nous faire du mal, il l’aurait fait depuis longtemps.

— Sors tout de suite de cette voiture !

Avec un ton beaucoup plus agressif.

Tout en marmonnant, je l’écoute contre mon gré.

— Votre fille n’a pas tort (il passa entre nous), je pense qu’il est apprivoisé depuis sa naissance.

Tout en nous disant ça, il prend un stéthoscope dans sa sacoche toute noire avec des clips dorés, mettant les embouts dans ses oreilles, et écoute son cœur. Le loup, allongé sur le dos se laisse faire, j’en profite pour le contempler entièrement. Il est magnifique, il a une fourrure beige avec des reflets cuivrés qui fait ressortir la couleur de ses yeux.

Il continue à l’analyser, il prend ensuite un otoscope pour vérifier ses pupilles puis le fait descendre de la voiture, commence à lui palper le dos, le ventre, et le fait marcher. Sa démarche est spectaculaire : à chaque pas qu’il fait, ça fait ressortir son côté prédateur, sauvage. Son pelage légèrement ondulé et long brille sous les luminaires du parking. Les gens qui allaient et venaient, observent, apeurés, et repartent sans traîner dans les alentours.

— Si votre voiture n’était pas endommagée, je ne vous aurais pas crus ; il n’a rien du tout.

Le loup vient s’asseoir à mes pieds, sagement.

— Je peux en faire quoi, peut-on vous le laisser ?

— Non, crié-je, je veux le garder!

J’ai les yeux larmoyants et pleins d’espoir.

— Non, Monsieur, c’est impossible. Je ne peux pas le prendre maintenant et vous ne pouvez pas le laisser dans la nature, ce n’est pas son territoire ni son climat, ça le tuerait.

— Bon, je crois que je n’ai pas le choix, alors.

Il tombe des nues, les mains dans les poches et se recroqueville sur lui à cause de la fraîcheur qui commence à se faire ressentir.

— Bon courage. Au revoir, Monsieur, Mademoiselle.

Il reprend sa sacoche et repart droit à sa voiture sans se retourner. Malgré la fatigue, je sautille sur place, le sourire jusqu’aux oreilles, j’ouvre la portière et le loup monte.

— Je ne suis pas très rassuré de te voir proche d’un animal sauvage.

J’allai pour m’installer à l’arrière avec le loup, mais referme tout de suite derrière lui pour aller m’asseoir devant ; je claque la portière, frustrée.

— Je ne risque rien, même le médecin te l’a dit, il est habitué aux humains.

— Amy, ça reste quand même un carnassier, tu es inconsciente ou quoi ?

— Non, juste ouverte d’esprit, je ne reste pas sur les préjugés, et pour l’instant, ce que je remarque, c’est qu’il est encore plus doux qu’un chien.

Je me retourne, le loup nous écoute et me donne l’impression de suivre la conversation. J’essaie de réfléchir, pour convaincre mon père qu’on ne risque absolument rien. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en suis persuadée et je ferai mon possible pour pouvoir le garder avec nous. Il se gratte la tête et plisse le front, il est en plein dilemme avec lui-même.

— Je sais que tu as peur pour moi, poursuis-je, mais s’il te plaît, regarde-le un peu mieux, ne t’arrête pas sur son apparence.

Quelque chose de très difficile pour lui; on lui a toujours enseigné l’importance de l’image qu’on dégage sur les autres.

— Heu… Je ne sais pas.

Il se tourne vers le loup et le fixe tout du long, il se mord la lèvre du bas, indécis. Je sais que je ne suis pas loin de le faire changer d’avis.

— Bon d’accord (j’allais pour crier un YES), par contre, continue-t-il (ce qui me fait stopper tout de suite dans mon élan), quand je trouverai une autre solution, il partira, donc ne t’attache pas trop à cette bête.

Je lui fais un petit oui de la tête, abattue. Toutefois, je n’ai pas dit mon dernier mot, ça me laisse un délai pour faire en sorte de créer un lien fort entre eux. Je fais un clin d’œil à l’animal, dès que mon père regarde le GPS. Il prend ensuite son téléphone et cherche des hôtels dans les alentours et en trouve une fine liste puis les appelle les uns après les autres. Je n’ai pas besoin de savoir parler japonais pour comprendre qu’à chaque sommation, les réponses sont négatives. Il jette son téléphone dans le vide-poches de sa portière et appuie son coude dessus, la main sur son front.

— Il y a un souci ?

D’une toute petite voix douce pour essayer de l’apaiser de la tension qu’il le submergeait.

— Oui, il n’y a aucun hôtel qui nous accepte avec un loup comme bagage.

— Ah.

C’est tout ce que j’ai su lui répondre ; je sens ses nerfs monter à vif, la bataille n’est pas gagnée entre lui et le loup.

— Attends-moi ici, tu ne sors pas de la voiture.

Sur ce, il sort et se dirige dans le restaurant. Étonnée, mais ravie de me retrouver seule avec le loup. Comme il m’a ordonné de ne pas sortir de la voiture, je me tords puis passe ma jambe à l’arrière, je me baisse et me laisse glisser jusqu’à la banquette, le loup ne bouge pas une patte. J’approche ma main vers sa gueule avec méfiance, l’adrénaline me donne des sueurs. Il se penche puis me sent les bouts des doigts et me lèche. Je lui caresse la tête, et encore ce frisson passe en moi, j’ai les poils qui se hérissent sur les bras, je suis sûre que la diminution de la température extérieure n’en est pas la cause, puisque je n’ai jamais eu froid de ma vie, à la stupéfaction des médecins. Ils pensent que ça vient de mes fibres myéliniques liées à des récepteurs au froid qui ne fonctionneraient pas correctement, ils ont voulu faire plus d’analyses, seulement mon père s’y est opposé, en apprenant les lourds examens qu’ils devaient entreprendre. Ne voyant aucun danger sur ma santé, ça n’en valait pas la peine.

Je continue à le caresser, je force sur mes paupières pour les empêcher de se fermer toutes seules, je lutte contre le sommeil. Je décide de repasser devant avant que mon père revienne, je me tords une deuxième fois et j’aperçois qu’il arrive, je me dépêche. Je me cogne la tête au plafond et m’assois, style de rien, à moitié essoufflée. Mon père entre avec un sac en plastique et il me fige du regard.

— Tu crois que je ne t’ai pas vue ?

Je lui fais un petit sourire comme une gamine de cinq ans.

— Il y a quoi dans ton sac ?

À peine ai-je fini ma phrase que je sens l’odeur de nourriture embaumer l’habitacle de la voiture. Il l’ouvre et me donne des plats en plastique tous chauds.

— Je t’ai pris une salade d’avocat, du bœuf au fromage (Nikuchusse), du riz blanc et un soda.

— Merci. Et toi, tu as pris quoi ?

D’une voix intéressée. Il me lorgne en tenant fermement ses plats, il comprend tout de suite ma subtile question.

— Une soupe miso, des ailes de poulet (Niwatori), du riz vinaigré et une bière.

Tout en me disant ça, j’ai déjà la bouche pleine, je lui fais les yeux ronds.

— Hummmmm!

— J’ai des sushis aussi.

Je tends la main, pour lui faire comprendre de m’en donner, je me tourne vers le loup pour lui en faire partager.

— Non! crie-t-il.

Ce qui me fait faire un bond qui fait tomber mes sushis au sol. Dégoûtée, je mitraille mon père du regard.

— Il doit avoir également faim!

Je suis consternée de voir la réaction de mon père et ne comprends pas. Un silence s’installe, je ramasse mes sushis et les pose dans le sachet qui sert maintenant de poubelle. Au bout de vingt minutes, nous mangeons des macarons comme dessert.

— Tu comptes le laisser mourir de faim?

Il tourne ses yeux vers la portière, fait glisser sa main dans le vide-poches et sort un emballage alimentaire que j’avais aperçu tout à l’heure. Je baisse les yeux, pantoise et épatée.

— Je lui ai pris des morceaux de viande que le chef m’a offerts, ça ne lui a rien coûté, ce sont des restes dont il se débarrassait. Donc, non, Mademoiselle, je ne compte pas le laisser mourir de faim, surtout pas après que tu aies presque sacrifié ta vie pour lui.

Interdite, je ne sais plus quoi lui répondre, ses mots me désarçonnent littéralement.

Il lui donne petit bout par petit bout; le loup, à l’étonnement de mon père complètement ahuri, prend les rognures avec délicatesse sans lui toucher une seule fois ses doigts. J’ai le sentiment que mon père prend goût à cet échange. Incrédule, je ne dis rien et leur laisse cet instant à profit.

— Tu vas aller le promener, ça lui fera du bien, je pense, me dit-il en donnant le dernier morceau de viande.

Je hoche la tête en ouvrant la portière ; je m’étire en levant les bras derrière ma tête en bâillant, je me sens complètement exténuée. Une fois le loup à mes pieds, je contemple sa magnifique crinière, il avance à mes côtés, je ressens au fond de moi une fierté incomprise, mais agréable. Il s’éloigne pour faire ses besoins, je ne le quitte pas des yeux, effrayée qu’il parte, tout en cherchant un papier dans ma poche. Je le vois revenir vers moi, la lune reflète sa fourrure qui lui donne un ton plus farouche. Il marche avec lenteur, la tête abaissée avec la gueule ouverte, ses yeux fixes étincellent, me submergeant d’un mélange de peur et de fascination. À mon tour, j’avance hésitante vers lui, je ne ressens aucune pugnacité de sa part, ce qui m’encourage à me rapprocher encore plus vite. Quand on se trouve à moins d’un mètre l’un de l’autre, il s’arrête et s’assoit, je me stoppe aussi. Nous nous examinons avec intensité, soudain l’amour me remplit toute entièrement, il se relève et court vers moi et je me baisse pour le serrer dans mes bras, je ne comprends pas pourquoi ce sentiment si fort m’inonde. Cependant, il ne sera plus possible de nous séparer, ça serait insurmontable.

Nous retournons à la voiture, j’ai ce sourire béat que je n’arrive pas à contrôler, je grimpe à l’arrière avec le loup. Peu m’importe ce que pourra dire mon père, je n’ai pas besoin de regarder le rétro pour ressentir son regard exaspéré posé sur moi.

— On va dormir où, du coup ? dis-je d’un air détaché et innocent.

— Je vais déplacer la voiture un peu plus loin dans un coin du parking et on dormira dedans, dit-il en bâillant à moitié.

Sur ce, il démarre et fait le tour du parking, puis se gare à l’endroit le plus tranquille selon lui. Il coupe le contact, baisse le siège au maximum, je m’allonge et on se retrouve face à face ; le loup, quant à lui, est couché à ma tête.

— Il faudra que tu lui trouves un nom pour le temps qu’il reste avec nous.

En insistant subtilement sur « le temps qu’il reste avec nous », si jamais je n’avais pas compris qu’il ne voulait pas le garder.

— Oui, mais pour l’instant, je n’en ai aucune idée.

Je fixe le loup qui a posé sa tête sur ses pattes et ferme ses yeux.

— Je me demande comment il a fait pour s’en sortir sans aucune égratignure, on l’a quand même renversé.

— Oui, c’est vrai, le pare-chocs peut en témoigner.

Mon père fait une grimace, lève les yeux et met sa main sur son front. Vu son teint qui vire au blanc, je suppose qu’il vient de songer « la caution ». Il fait gonfler ses joues en soufflant et remet son visage face au mien; j’ai un petit sourire nerveux que j’essaie de dissimuler.

— Il est vraiment costaud, ou c’est qu’il a un sacré ange gardien.

Il me dit ça en le fixant. Le visage du jeune garçon me revient tout un coup en mémoire.

— Je parie sur l’ange gardien.

Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire cette fois-ci.

— Vous devez avoir le même alors.

— Je ne te le fais pas dire.

Je lui dis tellement bas qu’il n’entendit rien, je lui fais un sourire et il ferme les yeux.

— Papa, comment dit-on ange gardien en japonais ?

Je l’entends marmonner quelque chose d’incompréhensible.

— Je n’ai pas compris, insisté-je.

Il souffle et me répète :

— Shugo tenshi.

Il me balance ces mots, épuisé, et quelques secondes après je l’entends ronfler. Je réfléchis un certain temps.

— Qu’est-ce que tu penses de Shugo? dis-je en chuchotant au loup.

Il soulève sa tête et me lèche la joue. Je prends ça pour un oui, je lui fais un sourire, mets mes bras derrière la tête et ferme les paupières. J’essaye de m’endormir, mais peine perdue, le visage de ce garçon hante mon esprit avec des tonnes de question qui me rongent. Qui est ce garçon ? Comment il a fait pour arriver là ? Pourquoi m’a-t-il sauvée ? Comment a-t-il fait pour nous emmener sans que je ne sente rien? Et le poids cumulé, il était impossible de nous porter tous les deux. Je fais un rapide calcule, je fais cinquante-huit kilos, le loup doit faire environ mon poids, si ce n’est plus ; c’était improbable. Et comment il savait que Shugo allait bien? Je ne sais plus si je l’ai imaginé ou s’il était bel et bien réel. Non, je ne suis pas folle à ce point, il était bien concret, mon imagination n’aurait pas pu réaliser tout ça – ses habits, son sublime sourire, son timbre de voix mélodieux et harmonieux. Est-ce que j’avais bien entendu « à bientôt », ou encore sous le choc, je l’avais peut-être halluciné ? Tout s’embrouille, je suis trop usée de cette démente journée. Le loup me regarde fixement comme s’il essayait de s’évertuer à me répondre. J’ai le pressentiment qu’on était fait pour se rencontrer, que notre vie était indéniablement liée.

Sans me rendre compte, je finis par m’endormir. Je rêve de ce mystérieux garçon. Je revois la scène, le loup, le camion, la pluie, les yeux effrayés de mon père qui nous regarde sans pouvoir réagir et « lui ». Je suis face à lui seul, plus rien autour, même l’averse est inexistante, on se fixe sans relâche, son sourire radieux accroché aux lèvres. Je tends la main pour pouvoir le toucher, mais son expression change, il pince les lèvres, ses sourcils se froncent et son regard devient dur et froid. Ses pupilles deviennent d’un rouge sang qui m’éblouit, je ne vois plus rien à part ce rouge. Quand j’ouvre les yeux, je comprends que c’était le soleil qui me tape directement sur mon visage qui m’avait éblouie dans mon rêve, je suis trempée de sueur. Shugo est toujours à mes côtés.

Je sens une secousse, je me relève péniblement remplie de courbature ; mon père est déjà réveillé et on était déjà repartis sur la route.

— Bonjour, Amy, bien dormi ?

— Bonjour, bof, j’ai fait des cauchemars.

Je m’étire comme je peux dans l’endroit étriqué.

— Comment te sens-tu?

— Mal partout, comme si un camion m’avait roulé dessus.

Je me mets à exploser de rire.

— Trop tôt, Amy, pour faire ce genre de blague, je n’ai pas encore digéré la veille.

Mais je remarque quand même un léger sourire.

— On arrive bientôt ? J’ai besoin de marcher et d’aller aux toilettes.

— Oui, on arrive dans un peu moins d’un quart d’heure.

Je laisse tomber mon dos sur le siège et prends mon mal en patience, je suis pressée de voir notre nouvelle maison.